L’empathie dans les soins. Mythe #03 : Seule la graine fait la forêt.

L’empathie dans les soins. Mythe #03 : Seule la graine fait la forêt.

Mots-clés : Émotions, Empathie, Enseignement, Humanisme, Relation soignant-soigné, Éthique.

Seule la graine fait la forêt ? Ou la forêt est-elle aussi un écosystème complexe et sensible à son environnement ? [1] Le débat de l’innée et de l’acquis dans l’empathie est bien souvent source d’avis tranchés. Certains pensent que l’empathie se limite à un trait « chimico-organique » dont l’humain dispose à la naissance et dont il peut faire usage sans jamais pouvoir en améliorer la pertinence ou la portée. D’autres estiment que des possibilités sont offertes à chacun dans les expériences du quotidien ou d’un traumatisme, d’une maladie, d’une tragédie, d’une guerre voire d’une pandémie. Ces derniers tendent à considérer l’empathie comme une forme de copying (tentative pour faire face) thérapeutique. Entre ces deux points, tout un nuancier d’avis comble l’espace.
Si l’empathie a été autrefois considérée comme une « douceur floue », elle est aujourd’hui une compétence fondamentale du soin et une valeur centrale de l’humanisme médical. Pourtant, des études réalisées par le National Health Service (système de santé du Royaume-Uni - NHS) dans les années 2010 [2] ou explorant l’évolution des scores d’empathie autodéclarée par des étudiants en médecine [3] tendent à démontrer une diminution de celle-ci (malgré un certain niveau de désaccord scientifique). Dès lors, si l’empathie des soignants peut s’éroder, peuvent-ils la cultiver ? Et si oui, comment ?

Charles Nicholas débute ses études de médecine à Baltimore [4]. Il avait, pour l’occasion, hérité de sa mère une voiture cabossée, une « Camry noire de 1997 ». Dès la première année, il « apprend à pratiquer l’empathie par des moyens mnémotechniques intelligents » et en les appliquant à des « patients dits standardisés ». Lors de ces exercices, à chaque erreur relationnelle, il se sent obligé de se débarrasser d’une nouvelle « couche d’authenticité » sans savoir forcément s’attribuer la responsabilité du problème rencontré. Il se questionne : « Est-ce vraiment la meilleure façon d’apprendre à être un bon médecin ? »

En janvier, dans un cabinet de consultation à plus de 30 minutes de route de là, il se confronte pour la première fois à la réalité de la pratique. Sa Camry lui rend de nouveau service. De son appréciation personnelle, ses consultations tournent en « confessionnaux », alors qu’il « exploite le pouvoir de sa propre naïveté ». Pourtant, constate-t-il, « un certain cynisme s’insinue dans ses pensées ». Pourquoi les personnes qu’il consulte n’ont-elles pas sollicité le médecin plus tôt dans leur situation ? Surtout alors qu’elles observent des signes inquiétants d’évolution de leurs pathologies. L’acceptation qu’il cultive vis-à-vis d’elles commence alors à s’étioler.

Et puis… L’assistance de direction de sa Camry se met à défaillir. Au lieu de se rendre chez le garagiste, imaginant des frais astronomiques, il décide de se renseigner sur l’Internet, pour devenir un « MacGyver » et trouver un « remède simple et durable ». Il identifie le manque de liquide dans sa direction assistée et achète des bidons, et des bidons pour remplir, de façon de plus en plus rapprochée, le réservoir ad hoc. La direction s’allège, un temps, toujours plus court. Face à l’inefficacité de ses mesures, il se décide à prendre l’avis d’un mécanicien qui estime les travaux à plus de 1 000 $. À ce moment, Charles Nicholas commence à mieux comprendre les personnes qu’il soigne. Il appréhende avec une plus grande justesse leur « recherche de réponses sur un sujet en utilisant désespérément les outils à leur disposition immédiate pour éviter le coût et le temps nécessaires pour demander de l’aide ».

C’est alors qu’un homme plus âgé atteint d’une insuffisance cardiaque en échec thérapeutique après plusieurs hospitalisations le consulte à nouveau. Il a appris à bien le connaître au cours de ses visites de suivi. Pourtant cette fois, il est hospitalisé pour une poussée insuffisance cardiaque « pire qu’avant ». Dans sa barbe blanche, il s’en prend alors aux médecins estimant que « son dernier passage à l’hôpital n’avait rien fait pour lui », qu’il « se sentait pire qu’avant » et que « ils profitaient de sa misère ». Charles Nicholas explique avoir ressenti de la frustration et de la « colère envers les gens qui comme [lui] faisaient de leur mieux pour essayer de l’aider ». Et puis, la Camry s’est remise à lui parler et, à nouveau, le volant s’est bloqué. Il a « furieusement fait le trajet jusqu’au mécanicien ». Là, tout devait être remplacé. Débordant de colère devant le garagiste magnanime, il se décide à réparer sa voiture ainsi : « j’ai brièvement envisagé de confier la voiture à quelqu’un d’autre, mais je ne voulais pas recommencer à zéro ». Le garagiste ne lui facture alors rien pour le matériel à remplacer, sauf pour la nouvelle pompe. De retour à la clinique, le vieil homme lui est de bien meilleure humeur depuis la quasi-résolution de ses symptômes grâce au traitement diurétique. « Je ne suis pas sûr qu’ils savent vraiment ce qu’ils font là-haut », lui dit-il avant de continuer : « mais où aller ? Tout mon dossier est ici ». « Je comprends », lui a-t-il répondu.

En sortant de sa voiture après un long trajet, il repère un papier froissé au sol sur lequel est écrit « PEARLS : Partnership, Empathy, Apology, Respect, Legitimization, Support » [5]. Avec un sourire narquois, il le jette à la poubelle.

Pourquoi s’intéresser à l’empathie clinique, et pourquoi chercher à cultiver l’empathie des soignants ?

Les effets de l’empathie clinique sur les personnes soignées et sur les soignants sont clairement établis. De la création au maintien d’une relation thérapeutique efficiente, de la prescription à l’amélioration de l’observance, de l’ordonnance à l’éducation thérapeutique, de l’échange d’information à l’entretien motivationnel, de l’unilatéralité à la décision partagée, de la compétition à la complémentarité, de l’avis d’expert à l’interdisciplinarité, l’empathie cimente l’excellence, elle alimente et magnifie la compétence et le savoir technique [6]. Ses bénéfices en santé sont immenses, même pour les soignants qui semblent mieux protégés contre l’épuisement professionnel avec une meilleure maîtrise empathique [7]. En effet, pour ce qui concerne l’épuisement professionnel (lui aussi limité par son manque de définition consensuelle), il existe des preuves cohérentes d’une érosion de l’empathie chez les soignants épuisés [8]. Toutefois, une étude observationnelle descriptive et transversale réalisée auprès de 241 de professionnels de la santé en France montre une corrélation positive entre les scores d’empathie et d’accomplissement personnel et négative avec ceux de dépersonnalisation. D’après cette étude, la participation à un programme éducatif spécifique permet de limiter l’épuisement émotionnel. Les auteurs précisent que les professionnels de santé mentale empathiques ont des niveaux d’épuisement professionnel plus faibles et que des interventions conçues pour favoriser des qualités et des compétences incluant l’empathie permettraient de réduire et de prévenir l’épuisement professionnel [9]. Il en est de même chez les infirmières au contact de personnes âgées atteintes de troubles neurocognitifs. Des programmes de formation basés sur l’empathie tels que la Validation® [10] pourraient contribuer à la prévention de l’épuisement professionnel en diminuant les signes de détresse personnelle [11].

L’empathie est-elle accessible à un enseignement, à une forme d’apprentissage ? Est-il possible de cultiver l’empathie clinique ?

Cette question préoccupe le monde de la santé depuis plusieurs décennies [12]. Malgré de nombreux biais (absence de définition consensuelle de l’empathie et de l’empathie clinique, faible taille d’échantillon, courte durée, outils de mesure disparates, absence de groupe témoin, conception non aléatoire ou d’institution unique, absence de mesures préalables à l’intervention ou de référence, et évaluation des attitudes plutôt que des compétences ou des implications pour les patients), les études scientifiques amènent un niveau de preuve suffisant pour soutenir les efforts menés afin de cultiver l’empathie clinique des soignants.
Dans une méta-analyse [13] et une revue systématique de la littérature [14], publiées en 2019, et malgré l’hétérogénéité et les biais des études, les auteurs indiquent sur cette base que les formations à l’empathie chez les étudiants en médecine sont efficientes. Ils proposent sur cette base un modèle conceptuel à suivre pour concevoir les programmes de formation à l’empathie à destination des étudiants [13]. En chirurgie, la littérature suggère que la formation à l’empathie est justifiée et pourrait s’intégrer au cursus par une approche didactique, des jeux de rôle et des simulations [15]. Chez les infirmières, une revue systématique de la littérature soutient l’idée que l’éducation à l’empathie dans la formation infirmière de premier cycle améliore les pratiques empathiques. Les interventions les plus efficaces font appel aux simulations immersives et expérientielles accompagnées d’une réflexion guidée [16].

L’empathie peut-elle être un trait constant des soignants ?

Il reste que le détachement est nécessaire pour certains aspects de la pratique de soins. Le défi des soignants (médecins, chirurgiens, infirmières et paramédicaux) est alors d’atteindre, à chaque instant, le juste équilibre entre les attitudes empathiques et la distanciation. Car cet équilibre varie au grès de l’évolution des situations [17].

Be

L’épisode de la Camry 1997 est emblématique de l’apprentissage par l’expérience. Que l’expérience de vie soit directe (lorsque le soignant expérimente la maladie) ou indirecte (quand la compréhension se fait sans souffrir d’aucune affection), ce type d’enseignement rappelle que l’empathie s’apprend aussi en la vivant en conscience.
La graine, l’arbre, la forêt.


Martius / Nauticus II [18]

I feel every mountain
I hear every tree
I know every ocean
I taste every sea

I see every spring arrive
I see every summer thrive
I see every autumn keep
I see every winter sleep

For I am every forest
I am every tree
I am everything
I am you and me
I am every ocean
I am every sea
I am all the breathing “BE”

Je ressens chaque montagne
J’entends chaque arbre
Je connais tous les océans
Je goûte chaque mer

Je vois chaque printemps arriver
Je vois chaque été prospérer
Je vois chaque automne continuer
Je vois chaque sommeil d’hiver

Car je suis chaque forêt
Je suis chaque arbre
Je suis tout
Je suis toi et moi
Je suis chaque océan
Je suis chaque mer
Je suis toutes respirations « BE »

[1] Wohlleben P. La Vie secrète des arbres. Les Arènes, 2017.
[2] Campbell D. Doctors accused of lacking compassion in survey of patients. The Gardian 27 Sep 2012. https://www.theguardian.com/society/2012/sep/27/doctors-lacking-compassion-survey-of-patients
[3] Spatoula V, Panagopoulou E, Montgomery A. Does empathy change during undergraduate medical education? - A meta-analysis. Med Teach. 2019 Aug;41(8):895-904. doi: 10.1080/0142159X.2019.1584275. Epub 2019 May 7.
[PMID: 31060405] [DOI: 10.1080/0142159X.2019.1584275] [ScienceDirect]
[4] Cuneo CN. Learning Empathy from My '97 Camry. N Engl J Med. 2018 Oct 25;379(17):1596-1597. doi: 10.1056/NEJMp1808397.
[PMID: 30354957] [DOI: 10.1056/NEJMp1808397] [ScienceDirect]
[5] Best practice. For and about members of the Office of Johns Hopkins Physicians. Defusing difficult situations. https://www.hopkinsmedicine.org/office-of-johns-hopkins-physicians/best-practice-news/defusing-difficult-situations
[6] Howick J. Empathy in healthcare is finally making a comeback. The Conversation, 2020, Lien
[7] Thirioux B, Birault F, Jaafari N. Empathy Is a Protective Factor of Burnout in Physicians: New Neuro-Phenomenological Hypotheses Regarding Empathy and Sympathy in Care Relationship. Front Psychol. 2016 May 26;7:763. doi: 10.3389/fpsyg.2016.00763. eCollection 2016.
[PMID: 27303328] [PMCID: 4880744] [DOI: 10.3389/fpsyg.2016.00763] [ScienceDirect]
[8] Wilkinson H, Whittington R, Perry L, Eames C. Examining the relationship between burnout and empathy in healthcare professionals: A systematic review. Burn Res. 2017 Sep;6:18-29. doi: 10.1016/j.burn.2017.06.003.
[PMID: 28868237] [PMCID: 5534210] [DOI: 10.1016/j.burn.2017.06.003] [ScienceDirect]
[9] Sturzu L, Lala A, Bisch M, Guitter M, Dobre D, Schwan R. Empathy and Burnout - A Cross-Sectional Study Among Mental Healthcare Providers in France. J Med Life. 2019 Jan-Mar;12(1):21-29. doi: 10.25122/jml-2018-0050.
[PMID: 31123521] [PMCID: 6527412] [DOI: 10.25122/jml-2018-0050] [ScienceDirect]
[10] Feil N. Validation mode d’emploi: Techniques élémentaires de communication avec les personnes atteintes de démence sénile de type Alzheimer. Pradel, 2005.
[11] Narme P. Burnout in nursing staff caring for patients with dementia: role of empathy and impact of empathy-based training program. Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil. 2018 Jun 1;16(2):215-222. doi: 10.1684/pnv.2018.0735.
[PMID: 29877190] [DOI: 10.1684/pnv.2018.0735] [ScienceDirect]
[12] Brink H. On empathy: fundamental issues regarding its nature and teaching. Curationis. 1991 Jul;14(1):24-9. doi: 10.4102/curationis.v14i1.313.
[PMID: 1845611] [DOI: 10.4102/curationis.v14i1.313] [ScienceDirect]
[13] Fragkos KC, Crampton PES. The Effectiveness of Teaching Clinical Empathy to Medical Students: A Systematic Review and Meta-Analysis of Randomized Controlled Trials. Acad Med. 2020 Jun;95(6):947-957. doi: 10.1097/ACM.0000000000003058.
[PMID: 31688037] [DOI: 10.1097/ACM.0000000000003058] [ScienceDirect]
[14] Patel S, Pelletier-Bui A, Smith S, Roberts MB, Kilgannon H, Trzeciak S, Roberts BW. Curricula for empathy and compassion training in medical education: A systematic review. PLoS One. 2019 Aug 22;14(8):e0221412. doi: 10.1371/journal.pone.0221412. eCollection 2019.
[PMID: 31437225] [PMCID: 6705835] [DOI: 10.1371/journal.pone.0221412] [ScienceDirect]
[15] Han JL, Pappas TN. A Review of Empathy, Its Importance, and Its Teaching in Surgical Training. J Surg Educ. 2018 Jan-Feb;75(1):88-94. doi: 10.1016/j.jsurg.2017.06.035. Epub 2017 Jul 14.
[PMID: 28716384] [DOI: 10.1016/j.jsurg.2017.06.035] [ScienceDirect]
[16] Levett-Jones T, Cant R, Lapkin S. A systematic review of the effectiveness of empathy education for undergraduate nursing students. Nurse Educ Today. 2019 Apr;75:80-94. doi: 10.1016/j.nedt.2019.01.006. Epub 2019 Jan 26.
[PMID: 30739841] [DOI: 10.1016/j.nedt.2019.01.006] [ScienceDirect]
[17] Decety J. L’empathie en médecine. Ann Med Psychol (Paris) 2020 ; 178(2) : 197-206. https://doi.org/10.1016/j.amp.2019.12.015
[18] Pain of Salvation, Be, InsideOut Music, 2004. Ce titre est la conclusion d’un album concept initiatique. https://youtu.be/mBaqZDrJmY4?t=3983